Analyse d’une chanson : Saturne

Georges BrassensNous avons commencé l’année 2013 avec l’un des grands de la chanson francophone. Je souhaite la poursuivre avec cette chanson, Saturne, d’un autre grand, pour moi peut être le plus grand poète de chansons doublé d’un excellent compositeur : Georges Brassens.

Comme à notre habitude, commençons par nous imprégner du texte de la chanson :

Il est morne, il est taciturne
Il préside aux choses du temps
Il porte un joli nom, Saturne
Mais c’est Dieu fort inquiétant
Il porte un joli nom, Saturne
Mais c’est Dieu fort inquiétant

En allant son chemin, morose
Pour se désennuyer un peu
Il joue à bousculer les roses
Le temps tue le temps comme il peut
Il joue à bousculer les roses
Le temps tue le temps comme il peut

Cette saison, c’est toi, ma belle
Qui a fait les frais de son jeu
Toi qui a payé la gabelle
Un grain de sel dans tes cheveux
Toi qui a payé la gabelle
Un grain de sel dans tes cheveux

C’est pas vilain, les fleurs d’automne
Et tous les poètes l’ont dit
Je te regarde et je te donne
Mon billet qu’ils n’ont pas menti
Je te regarde et je te donne
Mon billet qu’ils n’ont pas menti

Viens encore, viens ma favorite
Descendons ensemble au jardin
Viens effeuiller la marguerite
De l’été de la Saint-Martin
Viens effeuiller la marguerite
De l’été de la Saint-Martin

Je sais par coeur toutes tes grâces
Et pour me les faire oublier
Il faudra que Saturne en fasse
Des tours d’horloge, de sablier
Et la petite pisseuse d’en face
Peut bien aller se rhabiller…

Le thème de cette chanson est un sujet qui a inspiré nombre de poètes d’hier à aujourd’hui. Il s’agit du temps qui passe et surtout du temps qui abîme. Toutefois, Brassens prend le contre pied du cliché classique où la beauté de la jeunesse est plébiscitée (citons juste le très célèbre Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle de Ronsard).

Le champ lexical du temps est bien évidemment présent dans ces paroles (« temps », « saison », « horloge », « sablier ») mais c’est une approche plus subtile que choisit Brassens pour nous en parler. Il rapporte le temps d’une vie à l’échelle d’une année en utilisant le cycle des saisons (« cette saison », « les fleurs d’automne », « l’été de la Saint Martin »). Cette analogie lui permet une autre transposition : ces propos, qui se rapportent à une femme, il les exprime comme s’appliquant à une fleur (« bousculer les roses », « les fleurs d’automne », « Descendons au jardin », « la marguerite »). Il va ainsi pouvoir parler de l’âge mur de bien jolie façon.

L’évolution des thématiques au cours de la chanson est également intéressante. Le tout premier champ lexical que l’on rencontre au début de la chanson est celui de l’ennui (« morne », « taciturne », « morose », « se désennuyer », « tue le temps ») et, en réaction, celui du jeu (« se désennuyer », « il joue », « de son jeu ») qui devient punition (« bousculer les roses », « qui a fait les frais », « toi qui a payé »). Notre vieillissement physique, à nous mortels, est le résultat des jeux inventés par les dieux, immortels, pour combattre l’ennui.

Vient ensuite la description de ces effets du temps. Le « grain de sel » de Brassens est le même que celui de l’expression « poivre et sel » s’appliquant à une chevelure et symbolisant le vieillissement. Cependant, la femme à qui s’adresse Brassens (« je te regarde ») est toujours belle (« Ma belle », « C’est pas vilain ») malgré le fait qu’elle est à l’automne de sa vie (« les fleurs d’automne »). Plus encore, elle vit un nouvel épanouissement à « l’été de la Saint-Martin », période de douceur au milieu de l’automne.

En toute fin de chanson, cette beauté mature est choisie par le poète (« ma favorite ») en conscience (« je sais par coeur ») et même préférée à la beauté d’une femme plus jeune (« petite pisseuse ») qui n’a rien à lui envier (« peut bien aller se rhabiller »).

L’effet du temps, décrit comme implacable et cruel au début du texte s’adoucit petit à petit pour devenir un charme apporté par la maturité. Et je dois dire – pour ajouter une considération totalement subjective à cette analyse – que j’aime beaucoup cette perspective !

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur ce texte tant les allusions, les clins d’oeil et autres jeux de mots sont nombreux. Je vous invite d’ailleurs, si les textes de Georges Brassens vous interpellent, à consulter ce site qui leur est consacré.

De notre côté, il est grand temps (et Saturne ne nous contredira pas sur ce point) de nous intéresser à la grille harmonique de cette chanson.

        Si7                    Mim          Ré7                        Sol
Il est morne, il est taciturne, Il préside aux choses du temps
Si7                    Do                            Lam Ré7         Sol
Il porte un joli nom, « Saturne », Mais c’est un Dieu fort inquiétant
Si7                    Do                Mim             Si7         Mim
Il porte un joli nom, « Saturne », Mais c’est un Dieu fort inquiétant.

Oh! Un morceau qui commence par un accord de septième ! Pas très courant ça…

Cette particularité nous donnerait-elle une indication sur la tonalité du morceau ? Oui, en effet. Comme nous le verrons prochainement dans un article consacré aux accords à quatre sons (qui vient compléter l’article sur le lien entre accords et gammes), un accord de septième indique généralement le cinquième degré d’une tonalité. Par déduction, si Si est le cinquième degré de notre tonalité, celle-ci devrait être Mi. Or, nous constatons (non sans une certaine satisfaction) que nous retrouvons plusieurs fois l’accord de Mi mineur, notamment en fin de strophe, ce qui confirme notre impression que la tonalité du morceau est Mi mineur.

Mi mineur est la gamme relative de Sol majeur. C’est à dire qu’elle contient les mêmes notes que Sol majeur, mais que sa tonique est Mi. Elle est composée des notes suivantes : mi, fa#, sol, la, si, do et ré, qui nous permettent de construire les accord à trois sons suivants :

  • Em (Mi mineur)
  • F#m (Fa dièse mineur)
  • G (Sol majeur)
  • Am (La mineur)
  • Bm (Si mineur)
  • C (Do majeur)
  • D (Ré majeur)

(J’alterne volontairement la notation française (Mi m) et la notation anglo-saxonne (Em) pour vous permettre de vous familiariser avec celles-ci.)

Cette décomposition nous permet de vérifier que notre hypothèse de départ est exacte : Tous les accords de la chanson se retrouvent dans les accords formés sur la gamme de Mi mineur, qui est donc la tonalité de notre morceau.

Enfin, tous… presque tous ! Car, le fameux Si7 qui nous a permis de déduire que nous étions en Mi mineur n’existe pas dans la tonalité de Mi mineur. Je sais, cela peut paraître incompréhensible et pourtant il y a une explication dont nous aurons le loisir de parler prochainement, dans un article sur les gammes mineures. Pour aujourd’hui, acceptez simplement la contradiction, disons, pour me faire plaisir !

Autre remarque : nous constatons que l’accord de Ré majeur porte également l’enrichissement de 7ème (D7). Qu’est-ce à dire ? L’accord de septième – nous venons de le voir – indique un cinquième degré. Or, ré est le cinquième degré de… Sol Majeur ! Notre chanson, fait donc – et par deux fois – une petite incursion en Sol majeur ! Heureusement, l’enchaînement Si7 / Mi m revient nous rappeler que la tonalité originale est Mi mineur. Souvenez-vous que nous avions appelé cette modulation de courte de durée « emprunt ».

Voila pour l’analyse harmonique de ce morceau. Je concède qu’il vous manque quelques éléments théoriques pour réaliser tous seuls une telle analyse. C’est pourquoi, dans la période de grande générosité qui suit généralement la prise des bonnes résolutions, je vous annonce une série d’articles portant notamment sur la construction des accords à quatre sons et les différentes gammes mineures.

Je ne vous en dévoile pas plus mais vous dis à très bientôt en musique !

4 réflexions sur “Analyse d’une chanson : Saturne”

  1. bonjour,
    en tant que grande admiratrice du grand Georges Brassens j’ai lu votre blog avec assiduité.
    j’aimerais savoir si vous pouviez me donner quelques pistes de réflexion sur « l’assassinat » puisqu’il s’agit d’une œuvre que je n’ai jamais vraiment comprise, il est vrai que certains termes des chansons sont plutôt obsolètes. je ne comprends pas l’usage du pluriel et la manière dont l’homme (qui rend visite à une fille de joie?) est assassiné / est-ce une métaphore ?
    merci par avance pour vos précisions et bonne journée
    gabrielle

  2. Bonsoir;
    Etant un admirateur de tonton George ,j’aimerais avoir tout les albums avec parole et analyse de ces chansons ,le site analysebrassens,n’est pas assez explicite a mon avis,par contre ,uneplume.net est vraiment formidable ,encore merci pour tout les effort que vous faite pour nous aider a comprendre ce grand poète .

    1. Bonjour Redouane,
      Merci pour votre commentaire !
      Le site analysebrassens est participatif, donc en fonction des chansons et des contributions, vous y trouverez plus ou moins d’informations intéressantes.
      Nous sommes heureuses en tout cas que vous ayez trouvé un intérêt à notre article.
      Vous vous en doutez, nous sommes aussi deux admiratrices de Tonton Georges. Comment ne pas l’être, quand on aime les mots et les jolies mélodies ?
      Merci encore et à bientôt je l’espère.

  3. Ping : Bonne année 2014 ! - Une Plume & Une Voix

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